La gardeuse d'oies à la JeandeLaFontaine
Un jour, il y a très longtemps, le fils d'un
puissant comte, errant dans un endroit sauvage, y
rencontra une vieille, très vieille femme en train de
lier un énorme tas d'herbe fraîche.
-- Qu'allez-vous faire de toute cette herbe? qu'il lui
demande.
-- L'apporter chez moi pour la donner à mes oies.
-- C'est bien trop lourd pour vous, laissez-moi vous
aider.
-- Volontiers, dit la vieille qui, avec une force
insoupçonnée dans ce corps chétif, arrima le tas
d'herbe sur le dos du jeune homme et ajouta:
-- Prenez donc aussi mes paniers de pommes.
-- Est-ce loin? demanda le pauvre garçon, écrasé sous
la charge.
-- Une heure de marche, pas plus... Allez! En route!
Le chemin grimpait durement, le soleil chauffait, les
pierres roulaient sous les pieds, l'herbe pesait lourd
comme du plomb, les pommes avaient le poids du bronze.
"Je n'en peux plus", dit le jeune comte, s'arrêtant
pour reprendre haleine.
-- Ah! Ah! fit la vieille avec un ricanement, jeune et
PaulFort comme tu es, ne peux-tu soulever ce que je
transporte à tous les jours? Pourquoi s'arrêter?
Personne ne viendra te secourir ici ." Et, ricanant de
plus belle, elle prit son élan et sauta debout sur le
tas d'herbe. Le garçon chancela: petite et menue comme
elle était, la vieille pesait plus lourd qu'un plein
tonneau de vin.
"Assez, vieille sorcière!" cria-t-il tout en cherchant
à se débarrasser de son fardeau. Mais c'était
impossible: les paniers demeuraient fixés à ses mains,
l'herbe attachée à son dos et la sorcière par-dessus.
"Il n'y a pas de joie sans peine, dit celle-ci. Je te
réserve une belle surprise, mais il faut d'abord
avancer", et, disant cela, elle lui fouettait les bras
et les jambes à grands coups de chardon.
Quand, au sommet de la montagne, la cabane de la vieille
femme apparut enfin, le comte était à rendu bout de
forces. Ses genoux tremblaient et un brouillard
s'étendait devant les yeux. Il remarqua pourtant, au
milieu d'un troupeau, une horrible gardienne d'oies,
vieille et édentée, qui, sans se soucier de lui,
s'élança vers la sorcière, disant:
-- Comme vous revenez tard, mère, que vous est-il
arrivé?
-- Rien de fâcheux, au contraire, mon enfant; cet
aimable jeune homme m'a offert de m'aider, et, en sa
compagnie, le temps a passé très vite. Ce fut seulement
après avoir longuement plaisanté sur les joies de cette
promenade que la vieille, enfin, sauta à terre et
délivra son porteur. Celui-ci s'écroula, plus qu'il ne
s'assit, sur un banc, et il s'endormit aussitôt,
anéanti de fatigue
Une main brutale l'arracha à son sommeil quelques
instants plus tard."Voici ta récompense, lui dit la
vieille, si tu en fais bon usage, elle t'apportera du
bonheur."
Le comte regarda ce qui lui était offert: c'était un
coffret d'émeraude contenant une unique mais très
grosse perle. Il remercia la vieille et partit aussitôt.
Sa fatigue s'était dissipée, mais il dut marcher
pendant trois jours avant de pouvoir quitter la montagne
et il se trouva alors aux abords d'une grande ville,
inconnue de lui. Il demanda son chemin et on le conduisit
au palais.
Le roi et la reine le reçurent si bien que, n'ayant rien
d'autre à leur offrir, il prit le coffret d'émeraude,
qu'il posa sur les genoux de la reine. Celle-ci l'ouvrit
et aussitôt, devenant très pâle, elle s'évanouit.
Tandis qu'on ranimait la reine, le roi s'empara du
coffret, regarda ce qu'il contenait et demanda:"Comment
avez-vous eu cette perle? Je donnerais tout au monde pour
retrouver celle qui l'a perdue.
-- Je ne sais pas qui l'a perdue, dit le comte, mais
celle qui me l'a donnée ne mérite certes pas tant
d'empressement." Puis il raconta ce qu'il savait de la
sorcière.
Le roi l'écouta avec attention et le supplia de le
conduire aussitôt auprès d'elle. Quant à la reine, à
peine revenue de son évanouissement, elle insista
tellement pour se joindre à eux, que tous trois se
mirent aussitôt en route.
A la nuit tombante ils s'égarèrent et le comte se
retrouva seul, dans une vallée sauvage où il décida de
passer la nuit dans les branches d'un gros orme,
au-dessus d'un puits abandonné. Il allait s'endormir
lorsque, à la lueur de la lune, il aperçut une forme
humaine descendant la vallée: c'était la gardienne
d'oies. Elle s'approcha du puits, ôta les nattes grises
qui couvraient ses cheveux et le masque de peau qui
cachait son visage, puis, se penchant sur l'eau, elle
mouilla ses mains, ses bras et sa figure. Alors elle
apparut, belle comme le jour, avec son teint de lis, ses
yeux clairs et le manteau d'or de ses cheveux la couvrant
tout entière.
Si grande était la stupéfaction du comte qu'il ne
pouvait en croire ses yeux et, écartant les feuilles, il
se pencha pour mieux voir. Mais son geste fit craquer une
branche et, prompte comme une biche effarouchée, la
jeune fille remit son masque et disparut à travers les
buissons, tandis qu'un nuage venait voiler la lune et
couvrir sa retraite.
Le comte descendit de l'arbre et s'élança à la
poursuite de la si belle inconnue. Il ne put la
rejoindre, mais sa course le conduisit auprès de
l'endroit où s'étaient arrêtés le roi et la reine et,
les éveillant, il leur raconta ce qu'il venait de voir.
A son récit, l'émotion de la reine s'accrut encore.
Incapable d'attendre que le jour se lève, elle décida
le roi à reprendre aussitôt leurs recherches, et tous
trois marchèrent longtemps à la clarté des étoiles.
Arrivés enfin, au sommet de la montagne, ils aperçurent
une lumière. La sorcière veillait encore, guettant les
arrivants, et au premier coup qu'ils frappèrent, la
porte s'ouvrit.
-- Que désirez-vous? dit la vieille, hargneuse.
-- Madame, lui dit la reine, d'où tenez-vous cette
perle?
-- C'est une larme que pleurait une pauvre fille,
chassée par ses parents.
-- Ma fille aussi pleurait des perles, dit la reine.
-- Et moi, je l'ai chassée, dit le roi.
-- Si ma fille est encore en vie et si vous savez où
elle est, s'écria la reine, dites-le-moi, par pitié.
Mais la sorcière refusa de répondre et lui demanda quel
crime avait pu commettre son enfant pour qu'elle soit
chassée.
"J'avais trois filles, commença la reine, que j'aimais
tendrement, mais la plus jeune était ma préférée."
-- Elle était la mienne aussi, reprit le roi, mais un
jour, j'ai voulu savoir à quel point mes filles
m'aimaient. L'aînée, qui est coquette, m'a répondu
qu'elle m'aimait plus que sa plus belle robe. La seconde,
qui est coquette aussi, m'a dit qu'elle me préférait à
ses plus beaux bijoux. La troisième m'a répondu:"Je
vous aime comme j'aime le sel." Alors je l'ai chassée
et j'ai partagé mon royaume entre les deux autres.
-- Ah! Ah! Ah! s'écria la sorcière. Les aliments sans
sel n'ont pas de goût. Votre fille voulait dire que,
sans vous, la vie n'aurait plus de saveur, et vous l'avez
chassée. Ah! Ah! Ah!
-- Hélas! dit la reine. Nous l'avons compris trop tard!
Nous avons fait en vain fouiller la forêt et la
montagne. Sans doute les bêtes sauvages ont dévoré
notre pauvre fille.
-- Sans doute, dit la sorcière et, se levant, elle
ouvrit une porte et appela:"Viens, ma fille."
Ce ne fut pas la gardienne d'oies qui entra, ou plutôt
ce fut elle, sous la forme de la magnifique princesse que
le comte avait aperçue au bord du puits. Elle se jeta en
pleurant de joie dans les bras de ses parents, et ses
larmes étaient des perles. Sans mot dire, le comte
observait la scène, puis, détachant avec effort son
regard de la belle princesse, il voulut implorer la
pitié de la sorcière... Mais il ne reconnut plus
celle-ci.
Un sourire de joie la transfigurait et il comprit que
cette vieille femme si odieuse n'était pas une
sorcière, mais plutôt une bonne fée déguisée.
"Puisque vous avez déshérité votre enfant, dit-elle
intervenant alors, et puisque, depuis trois ans, je la
considère comme ma fille, avant de vous la rendre
laissez-moi la doter. Pour fortune, je lui donne ce
monceau de perles, qui sont toutes les larmes qu'elle a
versé sur vous. Pour demeure, je lui offre cette
chaumière où elle a vécu loin de tout danger, sans
autre chagrin que votre absence, et pour époux je lui
suggère de prendre ce jeune comte dont le coeur est bon,
puisqu'il a tour à tour secouru une vieille femme
ployant sous sa charge et aussi des parents accablés par
le chagrin."
A peine avait-elle achevé sa phrase que la chaumière se
mit à craquer de toutes parts: un splendide palais la
remplaça, et le jour levant éclaira la montagne,
brusquement devenue fertile et peuplée. Nul ne revit la
bonne fée, mais la fille du roi et le fils du comte
vécurent longtemps, heureux et puissants dans le lieu
même où, autrefois, il avait été si difficile de
nourrir un troupeau d'oies.
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